La lettre du Forgeron

Suite à son arrestation, le Forgeron écrira ce long courrier au juge Fragnoli.
Deux jours plus tard, une dépêche AFP annonce que le célèbre juge jette l'éponge, éreinté par ce qu'il estime être des attaques personnelles dans la presse.

Pour lire et juger:



Monsieur le Juge,

Je vous écris suite à votre visite à mon domicile le jeudi 23 février et à ma mise en garde à vue le même jour dans le cadre de votre instruction dans l’affaire dite « de Tarnac ». Ne connaissant pas l’adresse exacte de votre bureau au TGI, je me permets de vous joindre sur votre adresse mail parue récemment dans le Canard Enchaîné daté du 14 mars 2012. Au cas où vous en auriez depuis changé, j’essaierai demain de vous l’envoyer en recommandé.

Venons-en à l’objet de cette lettre. J’ai pu comprendre, lors de mes 36h de garde-à-vue que vous nous soupçonniez --moi ou mon père de 86 ans qu’un de vos agents de police a entendu-- d’avoir confectionné les fers à béton qui ont été utilisés lors des sabotages des lignes TGV de novembre 2008. Ayant été libéré sans qu’aucune charge ne soit retenue contre moi, un esprit raisonnable estimerait que vos soupçons sont désormais levés.
Cependant, j’ai suivi cette affaire dans la presse comme par le biais de mes amis inculpés, et je crains que malgré aucun élément probant, vous ne mainteniez ces soupçons en l’état dans votre instruction, en tant que pure hypothèse paranoïaque qui pourrait venir étayer l’histoire que vous tentez bon gré mal gré de raconter depuis maintenant 3 ans et demi. J’aimerais à ce propos que cette lettre soit jointe à votre dossier d’instruction afin d’être bien certain que mon arrestation ne constitue en rien un élément à charge, même flou ou fantasmé, à l’encontre des inculpés de Tarnac mais bien un élément à décharge en tant qu’il contredit l’hypothèse que Julien Coupat et Yildune Lévy aurait fait une halte chez moi pour récupérer les crochets qui ont servi aux sabotages que vous vous obstinez à leur attribuer. Je m’étonne par ailleurs que les 20 policiers de la SDAT et de la DCRI qui prétendent les avoir suivi ces jours-là n’aient pas témoigné en ma faveur. S’ils étaient suivis par la police, cette dernière a bien dû vous dire qu’ils ne sont absolument pas passés chez mes parents.

Comme vous le savez certainement, je n’ai pas beaucoup parlé lors de ma garde-à-vue. Ceci pour deux raisons, la première était l’incompétence affichée des policiers en terme de forge et la seconde, qu’il me paraissait beaucoup plus adéquat d’attendre de vous rencontrer en chair et en os pour vous démontrer que vous faisiez définitivement fausse route en présumant que, parce que je sais forger, j’aurais pu avoir quoi que ce soit à voir avec les sabotages sur lesquels vous enquêtez.

Quelle ne fut pas ma déception, lorsqu’on me signifia la fin de ma garde-à-vue, sans même que vous ayez pris le temps de m’entendre. Je trouve cela d’ailleurs pour le moins étrange que vous veniez déranger mon père en pyjama de bon matin pour m’arrêter à l’aide d’une trentaine de policiers pour au final ne pas prendre ne serait-ce que cinq minutes pour m’entendre. Peut-être deviez-vous de toute urgence partir en vacances ?

Bref, quelles que soient les raisons de cette négligence ou de cette stratégie, il me paraît tout à fait nécessaire de vous exposer aujourd’hui en quoi il est impossible que j’aie pu faire ces crochets ainsi que de justifier de certains objets incongrus  que vous avez trouvé chez moi et mis sous scellés. Cela, je le répète, afin qu’il soit tout à fait impossible de maintenir l’hypothèse de ma participation à ces sabotages, même sous forme de pure hypothèse ou que vous écriviez à des journalistes pour dire que, tout de même, on a trouvé des cagoules dans la chambre de mon frère.

Commençons par la présence de ces cagoules qui semblait rejouir les policiers de la SDAT. J’ai depuis mon arrestation eu le loisir de m’enquérir auprès de mon frère à ce propos : il faut bien le reconnaître, tout le monde ne possède pas deux cagoules trois trous dans son armoire. Le résultat de mes investigations est qu’il y a un an, ce dernier fêtait l’enterrement de vie de garçon de l’un de ses amis. A cette occasion, tout le monde le sait, les blagues les plus potaches viennent célébrer la fin d’une vie de célibataire. Leur humour, très particulier, les amena à simuler la prise en otage du presque-marié, et à le prendre en photo ligoté, au milieu de deux de ses amis cagoulés, le journal « têtu » de la semaine attestant de la date de l’enlèvement. Si vous souhaitez une quelconque confirmation de cela, n’hésitez pas joindre mon frère, il pourra vous donner les coordonnées de ces deux amis, professeur agrégé à l’université de Sciences de Rouen et chercheur au CHU de Rouen. Ils étaient respectivement le garçon ligoté et second preneur d’otage aux côtés de mon frère. A priori, la DCRI ne devrait pas les soupçonner d’une quelconque sympathie pro-terroriste.

Concernant la lunette de vision nocturne, comme je l’ai déclaré en garde-à-vue, elle sert à mon frère pour aller observer le brame des cerfs à l’automne en forêt de Roumare. Cependant, comme je l’ai dit à vos enquêteurs, étant donné que le contenu de cette instruction est régulièrement ouvert à la presse, il est hors de question que je vous divulgue les lieux précis. Comme chacun le sait, les places de  brame c’est comme les coins à champignon, ça ne se donne pas à n’importe qui.

Cependant si les trois magistrats instructeurs estimaient qu’un transport sur place était nécessaire à la manifestation de la vérité, je pourrais essayer de convaincre mon frère de vous y amener à l’automne prochain à la condition que tout journaliste soit tenu à l’écart par un dispositif adéquat.

Entrons dans le vif du sujet, les crochets et mon métier de forgeron. Vous êtes venus chez moi suivant un faisceau d'indices graves et concordants, c'est-à-dire en l'espèce que d'après vous, le crochet n'est pas l'oeuvre d'un amateur sous-outillé (chalumeau et/ou poste à souder, meuleuse éventuellement) ou d'une usine chinoise rationalisée, mais bien celui d'un artisan forgeron, équipé et formé pour le travail du fer dans la tradition européenne (travail à chaud: découpe, étirage, refoulage; soudure à la forge).

Toute l’ambiguïté de ma garde à vue reposait sur le fait que l’on me demandait d’être à la fois coupable et expert. N’étant a priori pas vraiment coupable, je me permets de vous livrer mon expertise qui, n’en doutons pas, vous permettra définitivement d’écarter tout soupçon à mon encontre comme à celle de mon père.

C'est une chance pour la justice que ces techniques laissent des traces particulièrement parlantes – traces que j'imagine vous avez déjà relevées tant sur le matériel retrouvé sur les voies SNCF que sur mes outils lors de la perquisition chez mes parents; la justice n'a pas l'habitude de déplacer de tels moyens sans qu'ils servent à établir des preuves solides et indiscutables, - vous n'êtes pas là pour "emmerder le monde" comme on peut parfois l'entendre.
La découpe à chaud, par exemple, qui est l'apanage d'un artisan de ma trempe, se fait à l'aide d'un outil nommé "tranche à chaud" qui agit comme un burin sur le métal ramolli par la température. La lame de la tranche laisse dans l'acier découpé des sillons perpendiculaires à celle-ci qui correspondent au profil précis du fil de la tranche (en raison de leur travail, ces profils sont très spécifiques). Ces sillons peuvent donc être étudiés comme les rayures laissées par un canon sur une balle. Sur une section de fer, il y a par définition au moins deux découpes, les faire parler aura été votre préoccupation première j'en suis certain.
De même, le marteau, outil qui est l'âme même du travail de forge, rentre dans le fer chaud en laissant l'empreinte de sa table, une table (surface de travail) qui aura dans tous les cas connus suffisamment d'accidents pour porter des traces semblables à aucune autre. La comparaison de l'empreinte de l'outil et de l'empreinte retrouvée sur l'objet permettra donc d'exclure toute filiation de l'un à l'autre.

Enfin, une dernière analyse, fondamentale celle-la, est possible. Vous n'ignorez pas que l'acier est élaboré et mis à la nuance dans des "poches" qui peuvent faire de quinze à cinquante tonnes. La nuance suit un cahier des charges: en ce qui concerne le fer à béton, le taux de carbone, par exemple est généralement tenu autour de 0,1% (comme 99% de l'acier qui nous entoure). De nombreux autres éléments sont aussi limités comme le souffre, le cuivre... Il existe cependant une variabilité possible entre les teneurs acceptées par le cahier des charges (lui même dépendant de chaque client), en prenant en compte une certaine finesse d'analyse, on peut ainsi parvenir à caractériser un profil chimique propre à une coulée précise. Si les éléments majeurs ne suffisent pas, il est possible d'utiliser les éléments traces (présents à moins de 0,01%), matières peu communes, souvent constituées de "terres rares". De plus, après avoir été fondu, l'acier est coulé dans des creusets de plusieurs tonnes où la vitesse du refroidissement donne aux lingots ainsi obtenus une grande complexité. Le laminage étire ces lingots si bien qu'une même barre de 6 mètres va avoir des propriétés physiques et chimiques légèrement différentes des autres du même lingot, mais qui lui sont propres. Ainsi les chutes de travail réalisées avec un acier déterminé peuvent être caractérisées très spécifiquement.
Le mieux pour cela est d'utiliser un appareil dont la précision est incontestable. Le spectrographe est très utilisé dans l'industrie, quoi que généralement il est incapable de mesurer les éléments les plus légers et donne donc des résultats généraux qui sont une interprétation, une hypothèse. Et ce, sans compter le fait que les décharges qui font naitre les gaz eux-mêmes soumis a l'analyse spectrale ont tendance à se faire de façon sélective dans les échantillons ce qui induit d'insupportables inconnues dans le résultat. Pour des analyses absolues, peut-être vaudrait-il mieux utiliser un microscope électronique à balayage, mais celui-ci n'est pas capable de discerner les éléments en solution, la microstructure cristalline est loin de pouvoir donner des résultats suffisamment fins. La solution parfaite sera sans doute fournie par l'utilisation d'un accélérateur de particules. Ces machines peuvent réaliser des spectrographies de masse qui font généralement autorité dans le domaine de l'analyse de la matière.
Le mieux à ce propos serait certainement de faire appel à un spécialiste que vous avez sous la main, j’ai lu dans la presse que vos collègues avaient récemment envoyé un jeune et brillant expert en physique des particules en préventive pour deux ans et demi.

Si vous menez cette expertise, cela vous donnera la preuve irréfutable de mon innocence. Mais là où vous serez doublement gagnant, c’est que l’on ne pourra plus, sur ce point au moins, vous soupçonner de faire les choses à l’envers. En l’état, arrêter quelqu’un et saisir des choses chez lui avant même d’avoir mené la moindre expertise vous permettant de le confondre ni même de savoir exactement ce que vous venez chercher.

Aussi, par-delà la démonstration de mon extériorité à l’entreprise terroriste que vous poursuivez, au vu des clichés de mauvaise qualité que vos policiers m’ont présentés, il me paraît important de vous faire part de mon expertise quant aux qualifications adéquates à la réalisation des crochets en question. Être médiatiquement présenté comme un terroriste est une chose, mais être soupçonné d’avoir réalisé un tel travail de cochon est une atteinte profonde à mon honneur. Je n’ai pas étudié la forge depuis plus de dix ans pour que l’on m’accuse d’avoir réalisé un travail qu’un enfant de 10 ans, voire même un agent de la SDAT, pourrait imiter en 10 minutes à la seule condition d’avoir accès à une meuleuse et à un poste à souder. Matériel rudimentaire que, selon mes sources, des millions de Français cachent dans leur garage. 

 Aussi, en contrepartie de ce petit coup de main dans votre enquête, j’apprécierais une attention peu coûteuse de votre part.
Je me suis étonné que tant de journalistes annoncent mon arrestation dans les médias, mais que rien ou presque n’évoque ma sortie de garde-à-vue sans la moindre charge. C’est un hasard tout à fait fâcheux qui a beaucoup entaché ma réputation. Aussi, vous serez consterné d’apprendre que le Centre d’Histoire Sociale de Darnétal que vous êtes allé perquisitionner au motif que chaque année à la Saint Eloi j’y présente le travail de la forge à des enfants, a été tout à fait perturbé de votre venue (une distorsion cognitive vous a peut-être amené à confondre ce musée avec votre bureau). Étrangement, aucun de mes employeurs n’a renouvelé mon contrat pour cet été. De même pour ma boulangère ou les voisins de mes parents qui ne savent désormais plus comment nous regarder. Si vous pouviez donc faire savoir à qui de droit que je n’ai rien à voir avec tout cela et que votre hypothèse quant à ma participation à une association de malfaiteurs en relation à une entreprise terroriste s’est effondrée, cela m’éviterait de perdre davantage de contrats professionnels et cela faciliterait le quotidien de mes parents.

Aussi, vous n’êtes pas sans savoir qu’ayant refusé de me soumettre au prélèvement ADN, je passe en procès jeudi 5 avril pour cela. C’est une situation tout à fait ubuesque:
1. On vient m’arrêter à partir de motifs que d’aucuns trouveraient ridicules (mon métier, mes amis).
2. On me demande mon ADN sur la base de ces motifs ridicules ce qu’évidemment je ne peux que refuser.
3. On me relâche au bout du premier quart de ma garde à vue, sans même avoir vu le juge à l’origine de ma présence.
4. On m’inculpe pour ce refus de donner mon ADN au moment même où la raison qui justifiait cette demande semble avoir disparu.

Il y a là une logique qui m’échappe complètement, sauf à penser que tout cela ne serait qu’un subterfuge pour permettre à la police d’obtenir l’ADN de n’importe qui et donc de procéder à l’identification génétique de personnes au seul motif que certains de leurs amis seraient considérés comme tenant une certaine position politique.

Ayant lu dans la presse que vous étiez républicain et de gauche, j’imagine que vous ne pouvez cautionner de telles pratiques. Ce serait donc vraiment super sympa si vous pouviez envoyer un mail au juge de Nanterre devant qui je vais passer jeudi 5 avril pour lui dire que tout cela n’est qu’un énorme quiproquo, que vous vous êtes gouré et que ce n’est pas grave car c’est en forgeant que l’on devient forgeron.


Charles Torres


PS: A posteriori, mon père de 86 ans vous remercie de la manière odieuse dont vous vous êtes comporté avec lui pendant la perquisition, ça lui a rappelé ces beaux moments de la jeunesse où il était poursuivi par les juges du régime franquiste.
Il a, l’espace de quelques heures, grâce à vos hurlements, retrouvé ses vingt ans.



2 commentaires:

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  2. Scandalisé par le traitement que Justice et Police vous font subir ainsi qu'à vos parents. je voudrais vous témoigner toute ma sympathie et, pour votre lettre, ma très vive admiration.
    Ce faisant, compte tenu de l'obstination ahurissante de certaines institutions à l'égard des citoyen-nes, et m'interrogeant sur le fait qu'il n'y a pas encore de commentaires, je pousse l'humour noir jusqu'à imaginer le risque d'être moi-même fiché (à nouveau) et, pourquoi pas, perquisitionné à mon tour.
    En cherchant un peu, outre quelques outils de bricolage redoutables (... surtout contre leur propriétaire) et autres instruments contondants de cuisine, peut-être trouvera-t-on alors matière à fantasmer une potentielle complicité dans un sabotage auquel vous êtes étranger, tout comme la sympathique équipe de Tarnac, d'ailleurs.

    Par exemple, de la littérature suspecte : à défaut de mettre la main sur "L'insurrection vient" (à qui aurais-je bien pu le prêter ?), les éventuel-les visiteurs/euses non désiré-es devront se contenter d'un exemplaire de "La vie du rail" (!), d'ouvrages commis par des philosophes producteurs d'idées dites subversives (... à leur époque) et, à des degrés divers, ayant été malmenées par les institutions (hasard ?): Platon, Épictète, Bruno, Montaigne, Spinoza, Galilée, Descartes, Rousseau, Voltaire, Proudhon [désolé, je n'ai pas grand chose de Marx], Nietzsche, Gandhi, Lanza del Vasto, Hessel, notamment ou des pédagogues comme Sébastien Faure, Francisco Ferrer, Januz Korczak, Neill et surtout Célestin Freinet. Sans compter de la poésie de Machado, Prévert, Aragon, Brassens, Ferré et autres productions anarchistes (dont des exemplaires d'"Anarchisme et non-violence", revue à laquelle j'ai participé).
    Je laisse de côté mes états de service militants pour retenir le plus grave : et si ma pratique de la pédagogie Freinet avait contribué à aider des enfants à devenir des citoyen-nes debout ? A priori suspect, donc.

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